
Bio
Après de longues études de biologie sanctionnées par un CAPES et un diplôme d’études approfondies, Emilie Rodière passe un an à l’ESJ (l’école) de Lille pour devenir journaliste scientifique. Elle obtient ainsi deux nouveaux masters : l’un en Cinéma, l’autre en Communication et Information. Pourtant, elle ne sera ni professeur, ni journaliste mais directrice de production en particulier pour les festivals. Il faut dire que sa mère, chanteuse lyrique, lui a transmis le goût de la musique et de la vie d’artiste. Au conservatoire, elle choisit la trompette. Après avoir quitté les petits rats, elle apprend la danse dans plusieurs écoles. Pendant ses études, elle danse 5 ans dans la compagnie de Vincent Picard et Juliette Barbier. Pendant 12 ans, elle fait partie de l’organisation du Festival International du Film d’Environnement, l’occasion pour elle de multiplier les rencontres et collaborations artistiques Nord Sud. Elle travaille également 19 ans pour le FIDMarseille, et 10 ans auprès de Paolo Moretti pour le festival Pariscience et au festival International du Film de la Roche sur Yon. En 25 ans de vie professionnelle, elle a aussi été la directrice de production d’une cinquantaine de tournages et de shooting photo en France, aux Etats-Unis et au Sénégal. En 2018, elle se remet aux études et obtient en deux ans un master de gestion des structures culturelles, un niveau B1 en Espagnol et C1 en anglais, et un DU de droit des étrangers. Dernièrement, elle collabore avec Valérie Osouf et Dyana Gaye sur le cycle de cinématographique phare de la saison Africa 2020 : Tigritudes. Parallèlement, depuis une dizaine d’années, elle s’est également mise à écrire des textes courts sur ses voyages ou sur sa vie quotidienne. Ces petites comptines – parfois ludiquement intimes jusqu’à l’impudeur – sont toujours accompagnées de photos prises sur l’instant à la façon d’un reporter d’images.
C’est un dimanche matin parisien pluvieux et venteux. Il fait à peine jour et je cours le long du Canal Saint Martin. Paris est presque vide. C’est l’heure des oiseaux marins, des sportifs amateurs et des papas munis de poussettes et/ou de chiens.
Temps : 5min – distance 0,85 km. Les mouettes, alignées sur le rebord du Canal, s’envolent une à une à mon approche. Elles sont visiblement en complet désaccord avec mes manières de mammifère arrogant chassant tout sur son passage. Peu m’importe leurs criardes récriminations, je continue ma route en grimpant doucement vers Jaurès sous un crachin immigré, comme ces oiseaux, des côtes bretonnes.
Temps : 10 min – distance 1,70 km
La partie du Canal entre la grange aux belles et le pont saint louis, le long du parc des récollets est la plus calme. C’est presque un désert. Plus tard, des bars braveront les interdits pour les apéros aériens debout au bord de l’eau, mais, pour le moment, rien ne bouge à part quelques-uns de mes frères et sœurs joggeurs. C’est alors qu’apparaissent ensemble dans mon champ de vision un papa avec poussette et un héron gris. Le papa et l’enfant regardent le héron qui lui-même me regarde. Il est long et digne cet oiseau venu de loin, perdu seul sur les berges d’un Canal qui ne sait comment l’accueillir et se contente de l’observer depuis une poussette, entre deux textos, en passant, en courant.
Temps : 15 min – distance 2,45km
Je viens de dépasser Jaurès : les bus, le bruit, le métro aérien. Je repars dans l’autre sens toujours à la même allure. C’est le coin des hommes qui font du muscle. Un parc leur est même dédié. Ils peuvent s’y soulever de toutes les manières possibles : tractions, pompes, élévations, parcours, avec ou sans charge… tout y est pour qu’ils puissent y entretenir le physique sculpté dont ils sont si fiers. À mon passage, je regarde ces hommes sous la pluie et je lance : bon courage ! Attention à votre dos ! Ils me rendent mon salut matinal alors que je les ai déjà dépassés. Je sens leur regard sur mon arrière-train en action. L’eau est de nouveau visible. Un grand cygne blanc placide et solitaire y vogue au milieu des reflets rosés de soleil et de bouteilles vides.
Temps : 20 min – distance 3,30 km
Sur les berges, presque sous le pont, un peu à l’abri du regard des hommes, des tentes ont poussé. Je suis moins surprise d’y voir le refuge temporaire de quelques exilés, que les cormorans qui sèchent leurs longues ailes sur les branches des arbres dénudés par l’hiver. D’ailleurs aucun promeneur de chien ou d’enfant ne s’arrêtent pour leur dire un mot et moi pas plus. Pourtant je crois entendre mon nom. Ça doit être l’effort qui me monte à la tête. Mais voilà que ça recommence. Je me retourne et je croise le signe de main d’H. Je ne l’avais pas revu depuis que je l’avais laissé aux portes de l’OFPRA quelques semaines plus tôt. H. arrivait d’Autriche où ils avaient mis 4 ans à refuser sa demande d’asile. Pourtant H. est hazara. Cette communauté d’afghans chiites ne peut vivre sans inquiétude en Afghanistan car ils sont chiites et pas plus en Iran car ils sont afghans. Nous avions rédigé un récit imprécis puis nous avions travaillé sur l’entretien le plus souvent en marchant le long de la Seine : le regard, la place des mains, les réponses possibles, les motifs des craintes. Très bavard, il m’avait beaucoup parlé de lui. Un jour, il m’a proposé des relations sexuelles parce qu’ici, selon lui, les femmes sont plus libérées, plus enclines au sexe sans lendemain. J’avais refusé en le remerciant de sa belle honnêteté et en l’encourageant à faire de même lors de son entretien. La France l’a protégé. Elle a attesté de ses motifs de craintes connues de toute la communauté internationale. H. a enfin une pleine existence légale en Europe avec le droit d’accéder à un compte bancaire, à l’emploi, à un domicile, aux minimas, aux protections. Son assistante sociale fait son job comme elle peut. Il prend des cours de français. Il attend une formation, le RSA, un appartement, un premier job. Ça fait 6 ans qu’il est parti de chez lui, alors quelques mois de plus ! Et en attendant, il dort sous une tente le long d’un canal parisien sur lequel un cygne glisse tranquillement sous le regard fasciné des enfants.
Temps : 25 min – distance 4,15 km
Le canal s’est enterré et je cours maintenant dans un petit parc. Il vient d’ouvrir et Innocent, l’habitant de la tonnelle s’étire. Il est borgne et sale mais toujours souriant. Nous avons fait connaissance, lors du premier confinement. À l’époque, le parc était fermé et avec quelques compagnons, ils y avaient élu domicile. Personne pour les en chasser, une tonnelle pour se protéger des intempéries et quelques passants pour faire la manche. Nous avions discutés un matin, séparés par une haie de végétation. Il avait besoin, dans cet ordre : de couvertures, de bière, d’une pièce et d’une femme française pour se marier et avoir de bonnes relations sexuelles. Je ne suis pas beau, mais du coup, je mets plus de cœur à l’ouvrage, m’avait-il alors confié. Je lui avais apporté du café et des couvertures parce que le froid la nuit est toujours piquant aux demi-saisons. Au dé confinement, ses compagnons ont été chassés mais Innocent est revenu et il vit maintenant seul sous la tonnelle. Le voisinage le connaît bien. Il est agréable et joyeux surtout après avoir mangé un repas chaud qu’un « ami » lui a apporté. C’est comme ça qu’il appelle ceux et celles qui lui offrent de quoi survivre. J’ai pris l’habitude de faire deux fois le tour du parc en joggant et Innocent manque rarement de me féliciter et de se moquer tout à la fois. Mais parfois, il est triste. C’était le cas, un matin où je me suis arrêtée reprendre mon souffle auprès de ses bons mots. Il avait mal dormi. Une mauvaise nouvelle revenue de loin ou alors un souvenir qui avait refait surface. Il m’a demandé une pièce pour aller acheter de l’alcool. Il y a des jours où, au réveil, on est découragé du côté du foie, me dit-il. Je n’avais pas de pièce, je cours sans rien dans les poches. Il fût déçu et s’éloigna en râlant. Je me suis sentie d’un coup, très inutile. Depuis deux semaines Innocent n’est plus sous la Tonnelle. J’espère qu’il en a trouvé une autre plus confortable pour l’accueillir. Peut-être celle d’une femme qui apprécie son enthousiasme à l’ouvrage.
Temps : 30 min – distance 5 km
Je touche au but, c’est-à-dire à la porte de mon immeuble. Je m’arrête sur le boulevard dans de grandes respirations qui calment les battements de mon cœur. Alors que je m’apprête à traverser pour rentrer, une joggeuse me coupe la route sans gêne, concentrée sur son effort. Je la laisse passer, je sais ce que c’est. Pourtant en y regardant de plus près, il est possible que cette femme, souhaite surtout se faire remarquer. Il faut dire qu’elle est belle avec sa queue de cheval et son corps presque parfait moulé dans des vêtements de sport de la dernière saison. Elle court en faisant des mouvements de bras étranges. Il faut dire qu’elle tient dans les mains des petites altères. Ceci explique peut-être pourquoi elle traîne presque les pieds. C’est d’ailleurs un exploit quand on jogge. Ajoutés à ça, ses seins et ses fesses qui ne bougent presque pas, elle a une allure bien étrange. Elle me sourit en passant : dents éclatantes, front et lèvres sans plis, maquillage jour idéal. Elle m’a donc bien vue, cette petite effrontée chez qui seule la tenue n’est pas de contrefaçon. Je soupçonne que nous ne courons pas exactement pour les mêmes raisons. Il est temps maintenant de monter chez moi pour m’étirer le corps et les idées.