Travaux de couture

Le boulevard Richard Lenoir de Paris surplombe le canal Saint-Martin.
Par endroit, l’eau est visible. À d’autres, c’est un large terre-plein qui sépare les immeubles.

La vue y est dégagée.
Un marché s’y tient plusieurs fois par semaine.
Des parterres végétalisés, peuplés de rats et de merles, y poussent par-ci par-là.
On y trouve des bancs de marbre blanc sous des jets d’eau bienveillants aux heures chaudes de l’été.

J’habite au 6e étage du 111 de ce boulevardd depuis 24 ans.

Depuis quelques jours, forcée comme tous les français au confinement, je l’observe de haut et une fois par jour je sors m’y promener.

Tous les jours, en milieu d’après-midi, presque à la même heure, une petite fille et son père descendent prendre l’air.
Elle porte un manteau marron chocolat et des chaussure assorties. Deux barrettes discrètes tiennent ses cheveux bouclés et dorés loin de ses yeux. Alors même qu’elle ressemble à une petite fille modèle, son père a la dégaine d’un hippie mal fagoté.

Tous les jours, le rituel est le même. Lui choisit un coin pas trop fréquenté par les enfants. Il faut garder ses distances avec les autres humains potentiellement contagieux. Puis il jette au sol des miettes de pain qui attirent les pigeons. Alors la petite fille se lance dans cette foule d’oiseaux sales et gris. Toute à sa joie, elle répète : « Du calme, les pigeons. Il faut rester calme ! ». Les commensaux pourtant effrayés s’écartent à son passage puis reforment l’onde gloutonne.

Mais les miettes se font rares et la fillette s’est déjà lassée. Le ballet est terminé. Son père qui a filmé la scène la laisse se reposer sur un des bancs qui accueillait quelques heures avant un homme endormi. Il est déjà l’heure de rentrer et ils s’éloignent main dans la main, calmement impassibles. Ils sont comme aveugles à ces humains pris d’une frénésie de courses : joggeurs, enfants ou autres propriétaires de chiens et aux gens de la rue assis en groupe à peine plus loin.

Tous les jours, je les regarde et la nostalgie de l’enfance me saisit.
Je voudrais, moi aussi, marcher calmement la main dans la main d’un être aimé avec la certitude que, toujours, quelque soit l’avenir, je serais protégée.

Ce matin sur le grand terre-plein du boulevardd Richard Lenoir, une femme dansait.

Je m’étais réveillée un peu plus tard que d’habitude. Les lumières de l’aube avaient disparu sous un soleil déjà trop haut et quand j’ouvris la fenêtre une musique lointaine m’interpella. C’est en baissant les yeux pour en trouver la source, que je la vis : blonde, habillée de noire, légère, appliquée, silhouette en mouvement entre les jeunes feuilles printanières.

L’envie de la rejoindre me saisit. Peut-être acceptera-t-elle que je suive sa chorégraphie à 1m50 de distance ? Je bois un thé à toute vitesse. Je fais semblant de me laver. Je mets une tenue adéquate et je sors rejoindre la blondeur du bonheur matinal. Mais arrivée en bas, elle n’est plus là.

Un homme saute à la corde. Deux autres s’entraînent en duo à base de squats et de pompes. Des femmes promènent leur chien en discutant à distance réglementaire. 

Abandonnée, délaissée à ma solitude, je me suis mise à courir pour oublier ma déception. Après tout, le canal est si joli même avec le temps gris de ce matin.

Alors je cours, je cours avec pleins d’autres, tout en les évitant. Je cours, je fends l’air pour sentir sur ma peau enfin la sensation d’être touchée .Je cours parce que je ne sais plus si je peux croire les médecins et les politiques. Je cours parce que l’avenir est sans garantie ni promesse. Je cours pour oublier que mon corps est putrescible. Je cours parce que j’étouffe, prise dans l’étau des inégalités du monde contemporain. Je cours parce que depuis quelques jours j’ai retrouvé le goût et l’odeur et que les courbatures ainsi que les diarrhées s’en sont allées.

Alors dans ce mouvement, mes jambes douloureuses me rappelle que je suis vivante. Je voudrais prendre un train, un avion, mon vélo et retrouver ma vie et mes amis.


À partir de demain matin, il me faudra sortir à 8h si je veux aller de nouveau jogger pour me rappeler.

Il a bien fallu que je trouve un moyen de m’occuper. 

Vous n’aurez aucun mal à imaginer la scène : assignée à résidence par la crise sanitaire, seule dans 30m2, sans travail et sans perspectives à court terme, plongée, comme bien d’autres, dans un isolement physique prolongé, infantilisée par l’état d’urgence, réduite à subvenir à mes simples besoins vitaux, il a fallait que je rompe avec l’oisiveté, l’attente et l’isolement. J’ai choisi d’essayer de me rendre utile.

La France manquait drastiquement de masques. Dans Paris, toujours sur-bondé malgré les désertions des plus nantis, le Corona avait tout loisir de passer d’un humain à un autre. Il fallait s’organiser ! Ma Singer, reçue pour mon anniversaire de 13 ans, n’était pas sortie de son placard depuis fort longtemps. Couverte de poussière, elle m’a d’abord fait payer mes années d’abandon par un refus têtu de s’allumer. En guise d’excuses, j’ai huilé ses rouages, changé son aiguille et touché de partout sa mécanique. Les retrouvailles furent alors célébrées. Je pouvais coudre des masques en tissus lavables, aux normes AFNOR, avec une ouverture pour y placer un filtre en papier jetable.

J’ai fait un tri de mes vêtements et textiles, et de généreux connus, ou inconnus, m’ont offert du tissus et de l’élastique. Alors je me suis mis à l’ouvrage, 10-15 masques par jour, pour 3 associations, pour des amis et pour des appartements médicalisés de personnes âgées.
Toute en cousant, j’en profitais pour réviser ma géopolitique au son des experts du dessous des cartes ou de documentaire sur la vie animale, mise à mal par la présence humaine grandissante sur sa courbe exponentielle. Tout comme moi, ils ont besoin d’espace et visiblement 30 m2 ça suffit à très peu d’entre eux. Et puis, si on éteint la radio, la TV et la musique, cet exercice répétitif de concentration et de patience en pleine conscience, aide également aux remontées mnésiques. Jour après jour, j’ai vu des bouts de ma vie passée, se transformer sous mes doigts, de plus en plus agiles, en masques remis à un-e inconnu-e.

Pendant que je cousais, je me souvenais.
Une fois les masques terminés, j’allais les poster ou les déposer, histoire de faire une balade dans ma ville finalement si peu désertée. De retour chez moi, j’écrivais mes courtes aventures de la journée, que je ne vous ai jamais envoyées. En plein confinement, je vous sais déjà bien sollicités et mes quelques racontars ou bafouilles me semblent bien inintéressantes au regard des événements actuels. Pourtant je me décide enfin à partager mes quelques réflexions, souvenirs et aventures banales accompagnées comme toujours de quelques photos.

Colette

Le ciel de Paris affiche un beau temps inquiétant pour un mois d’Avril. D’ailleurs l’année 2020 est la plus chaude de mémoire de météorologue. Mémoire qui remonte à 1900. Les scientifiques s’accordent pour dire que ce réchauffement est du à l’activité humaine bien qu’à l’ère de l’Éocène, alors même que Homo Sapiens Sapiens n’avait pas fait son apparition sur terre, le climat était si chaud qu’une forêt tropicale primaire s’étendait en Norvège. Mais pas de doute par autant, il n’est pas question ici de transition climatique ni d’influence spatiale, mais bien d’une présence suractive de l’espèce dominante.

En route, sous un soleil agréable, le long du canal Saint-Martin, je vais déposer des masques à Colette. Elle habite un appartement rue Secrétant, avec 7 autres personnes âgées de plus de 75 ans. Ils mutualisent le loyer et les frais infirmiers. Ces appartements leurs permettent surtout d’avoir de la compagnie quotidienne. Colette, en pleine forme, prend 20 masques, me remercie et disparaît. Mon devoir accompli je me dépêche de regagner mon périmètre de circulation. Quelques jours plus tard, Colette me rappelle. Elle voudrait d’autres masques. Surprise, je lui demande où sont passés les précédents. Après quelques mensonges incohérents, je comprends finalement, qu’un des colocataires aidé par son amour naissant pour une des dernières arrivantes, est partis les vendre sur le parvis de la Rotonde entre Jaures et Stalingrad. De l’argent ainsi collecté, ils se sont fait 2 jours et 2 nuits de fiestas arrosées. 

La pointe de jalousie effacée (moi aussi je veux deux jours de fiesta avec d’autres), je décline la possibilité de leur en donner de nouveau mais m’invite dès le confinement terminé à une de leurs parties joyeuses.

À la poste

Saviez-vous que les tote bags, cet outil publicitaire grandement répandu qui s’entasse en guise de souvenir au fond de vos placards, font de très bons masques? De bonne épaisseur, en coton solide, à la fibre aérée mais suffisamment tissée, ils sont couvrants tout en restant respirant. Avec 1 tote ba,g on fabrique 3 masques.

Pour ma part, je n’ai eu aucun mal à me séparer de ceux reçus dans les festivals. Le découpage, pliage, assemblage et repassage de ceux du FID furent même, je dois l’avouer, l’occasion d’exprimer une forme d’agressivité vengeresse assez satisfaisante. Pourtant, une fois mon travail accompli, le doute me prit. Ne devrais-je pas prévenir quelques dirigeants de festival que leur outil de communication se trouvait contrefait ? J’ai donc appelé qui de droit et c’est ainsi que je me suis retrouvée à faire 50 min de queue sous une pluie orageuse.

Les bureaux de postes venaient de ré-ouvrir et ils ne désemplissaient pas. Enfin, oui et non. Disons que la longueur de la queue pour accéder à leur guichet à raison de 3 personnes masquées et gantées maximum à l’intérieur, ne diminuait pas de 10h à 16h. Laissant même à la fermeture des portes, plusieurs personnes sur le pavé, qui pourtant, attendaient depuis si longtemps.

Armée de patience, des outils barrières nécessaires et d’un parapluie, je me mis dans la file à la bonne distance de mes camarades d’attente. Bien rangés dans notre patience comme des enfants sages, nous espérions tous secrètement que les nuages qui s’avançaient, sauraient nous épargner. Mais il n’en fut rien. La pluie se mit à tomber drue, serrée, venteuse, lourde, sans épargner personne. Les quelques chanceux aux parapluies, les déployèrent et les autres s’emmitouflèrent dans leurs écharpes baissant la tête, à la façon des tortues, dans leurs épaules pourtant très mouillées. Mais la pluie dura et le vent froid souffla. Tant et si bien que les enfants sages sur leur ligne blanche de démarcations tous les mètres réglementaires, finirent par retrouver un peu de libre arbitre et ils quittèrent la file pour aller se réfugier sous un porche. Mais voilà les porches parisiens sont autant exigus que les appartements qui les surplombent. Comment respecter les distances alors qu’ils étaient si nombreux à vouloir légitimement s’abriter? Une fois après avoir accédé au porche accueillant fallait-il en chasser les autres réfugiés climatiques ?

C’est alors que le drame arriva ! Une vieille femme et son mini chien décida, personne ne sait encore pourquoi, de sortir le promener à ce moment là. Surprise du monde qui l’attendait au pas de son immeuble, elle prit peur et son chien avec. On voulut s’écarter. On voulut la laisser passer sans pour autant renoncer au auvent protecteur. Il s’en suivit alors une sorte de balais étrange dans lequel un roquet aboyait, une vieille masquée gantée tentait d’ouvrir un parapluie et des gens qui attendaient paisiblement se sont mis à se déplacer de façon désordonnée… bref un mouvement de foule ! J’en étais là de mes observations de monde des humains quand le caniche s’élança d’autorité dans la file des enfants sages, avec parapluie ou pas. La panique fut telle que tout le monde s’écarta pour lui dédier la place ainsi qu’à sa maîtresse. Ils passèrent devant mon voisin du devant qui recula d’un pas, puis de deux, puis de trois et se retournant au contact de mon parapluie, se retrouva d’un coup, masque à masque avec moi.

Le trouble le prend. Il doit être parisien parce qu’il baisse la tête et ne s’excuse pas. Il repart comme il est venu en trois pas, et me tourne le dos. Je ne saurai jamais s’il m’a vu sourire sous le tissu qui couvrait mon visage. Je garde pour autant cette intrusion forcée par un clébard fâché dans mon périmètre de sécurité sous le ciel orageux comme un des événements lumineux de la 5e semaine de confinement.

Dons, charités, générosité et autres vieux torchons.

Une de mes principales difficultés est de faire des masques à la bonne taille alors même que je ne sais pas pour qui je les couds. Certes au Palais de la femme, je les distribue de la main à la main. J’indique ainsi à chacune des femmes comment les utiliser et surtout comment les stériliser. Mais pour Wilson Solidarité Migrant ou pour le Secours Populaire, je ne sais pas qui les donne à qui. Ce que j’ai appris c’est que la distance milieu du visage – arrière des oreilles varie de plusieurs cm d’une personne à l’autre. Je couds donc à l’aveugle en modifiant un peu le patron et en variant la longueur et le type des attaches. Élastiques, cordelettes, ficelles, j’ai pu tout essayer grâce à la générosité du mercier en gros en bas de mon immeuble.

Nous ne nous étions jamais parlés, ni même salués bien que nous soyons voisins depuis 25 ans. En même temps, je n’ai jamais été fan de la vie de quartier. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai choisi de vivre dans une grande capitale. J’apprécie de rester incognito autant que je fuis les conflits. Mais j’étais coincée. Il me fallait des strings et du fil pour continuer mon ouvrage. Alors, lorsque qu’un matin j’ai vu la porte du magasin s’entrouvrir j’y ai glissé un : « bonjour, comment allez-vous? Je suis votre voisine… » Et depuis, toutes les semaines, monsieur Lecat, 68 ans, guadeloupéen né à Paris et converti au judaïsme, me file du fil et 200 m d’élastique. Je crois qu’il déshabille certaines commandes de quelques mètres pour donner un coup de main. Depuis, j’ai rompu mes vœux d’anonymat et remercie mon Robin des bois parisien tous les matins en rentrant de mon jogging.

Quand je cours, je prends également des nouvelles d’Innocent et de ces amis ivoiriens et camerounais. Depuis le confinement, ils squattent un des parcs qui surplombent le canal Saint Martin. Il y fait froid la nuit mais dans la journée ils se sentent comme chez eux dans ce parc fermé. Je m’arrête pour discuter quelques minutes quand je ne sors pas trop tôt. Ils me demandent de l’argent ou de l’alcool ou si je suis mariée. Innocent n’a pas envie de travailler. Il n’est pas beau, me dit-il, mais il est gentil et intelligent. Il saura aimer une femme si elle le laisse tranquille. C’est son espoir : trouver une française sympa qui lui donnera les papiers français. Ils continuent à faire la manche. Au début les rues étaient vides mais maintenant ça va. Et puis me dit-il : « les gens ont peur de dieu en ce moment. Alors ils nous donnent plus pour obtenir sa clémence et ne pas tomber malade. La vraie charité, quand on donne de la main droit sans regarder ce que fait la main gauche, elle n’existe plus, depuis longtemps».

Deux fois par semaine, je vais jusqu’au Palais de la femme retrouver Oriane et Kimi qui s’occupe du Comité de Soutien des Femmes du Palais.
Avec elles, je trie et distribue les masques que j’ai cousus les jours précédents. Comme on me l’a demandé je propose d’apporter des habits d’enfants. Oriane me dit d’aller voir Nadia dans le bureau ou Soraya qui coordonne les lits dans la cave qui accueille des femmes du 115 avec leurs enfants. Je ne suis pas prête pour le 115 alors j’opte pour Nadia. Elle m’accueille sans joie, ni sourire. Je lui explique qui je suis sans l’amadouer pour autant. Elle me répond sèchement : « Il faut les trier » et se retourne, la tête dans des sacs plastiques épais. Mais voilà je n’ai pas compris cette histoire de tri qui me semble évident. Alors j’insiste. Elle se retourne, me jauge, s’avance vers moi, très prêt de moi, sans masque, ni gant et me regarde droit dans les yeux. « Il y a 300 femmes et 100 enfants ici. S’il n’y a pas assez pour tout le monde, ça fait du bordel. Faites des tenues complètes, mettez les tailles et un élastique et quand j’en ai assez je vais les distribuer ». Je reste silencieuse. « Ben ouais, donner c’est pas se débarrasser. Les sacs non triés je les mets directement dans le container Afrique !».

Donc résumons : un habit d’enfant dont le coton vient du Mali, qui a été tissé au Bangladesh, teint en Israël, confectionné en Chine, vendu en France, donné à Paris, finirait sur une route au milieu d’autres déchets dans cette grande poubelle qu’est devenu l’Afrique.
On va faire autrement qu’en pensez-vous ?

En attendant, je vais continuer à transformer avec grand plaisir les vieux torchons que vous me donnez, que vous souhaitiez vous en débarrasser ou pas, que vous le fassiez par charité, générosité, peur de dieu ou souci de solidarité.

De la Samba au Coupé-décalé

La Wax, ça marche aussi très bien. En plus d’être colorée, joyeuse et tendance, le coton est aussi un peu ciré (d’où son nom) ce qui crée une petite couche de protection supplémentaire. Bizarrement la norme AFNOR reste muette sur le comportement du virus anaérobies en milieu humide. Les masques chirurgicaux sont hydrofuges. La vapeur d’eau émise par notre respiration ne pénètre pas le tissu à la différence de nos masques en coton fait maison. Voilà pourquoi il est préconisé de ne pas porter un masque plus d’une heure et de le stériliser (vapeur d’eau, machine à 60°, Kasher, fer à repasser, séchoir à linge) après chaque utilisation.

Ma vaillante Singer Samba 6, malgré son grand âge (plus de 35 ans), a déjà fabriqué plus de 300 masques dont une cinquantaine en Wax. Ce tissu typiquement africain est en fait d’origine indonésienne. Si le coton est certainement africain, elle est produite en Hollande mais achetée en Afrique de l’ouest et, dans mon cas, rapportée en France sous forme de robe, coupon, chemise de nuit etc.

La Samba 6 marque le rythme des points de biais ou simplement droit. Il me faut suivre la cadence. La fenêtre ouverte dans mon dos laisse entrer le ronronnement des voitures et quelques cris d’enfants qui jouent sur le terre-plein. Certains jours, j’entends un peu de musique qui vient de chez les voisins. Si elle est bonne, j’interromps le tac tac tac de la Samba et me mets à danser en tournoyant sur moi-même, les bras en l’air, les pieds ancrés au sol, en souriant doucement, seule dans mon mini salon. Une myriades de souvenirs remontent comme des petites bulles de savons joyeuses, heureuses, tendres.

Dans le village de Niamey en côté d’Ivoire, on se lève tôt. À 6h30, tout le monde est debout. À peine une petite toilette plus tard et sans même un café, les femmes, puis les hommes, puis les enfants, sont déjà affairés. Seule blanche dans le village, sans tâche véritablement attribuée, j’avais un peu plus de liberté que les autres femmes. Et puis, si j’ai réussi à renoncer à certaines choses qui me semblaient essentielles avant mon départ, je n’ai pas su commencer mes journées sans un thé et quelque chose à manger. Alors, à 6h45, presque tous les matins, je quittais le centre du village pour aller sur la route principale m’assoir dans l’échoppe d’Yvette y manger un œuf piment avec des allocos. Je n’ai jamais su à quelle heure elle arrivait pour nourrir les hommes qui partaient dans les plantations de café cacao. Ils passaient dans des moyens de transports variés, et hélaient Yvette par un bruit de bisous en l’appelant ma chérie. Parfois, ils m’adressaient la parole. Parfois, ils me disaient de rentrer chez moi. En 2007, à la sortie de la guerre civile, les français n’étaient pas les bienvenus. Mais la plupart du temps, ils faisaient comme si je n’existais pas. Yvette faisait d’ailleurs pareil. Je n’ai jamais su si elle m’appréciait avant un matin sous une pluie battante. J’étais venue malgré l’averse et j’étais arrivée trempée sous le toit en zinc. Les grosses goutes tombaient durement couvrant le son de la TV et du ventilateur. Bien qu’il pleuve, il faisait déjà chaud à 7h du matin. Les pluies tropicales tombent comme des sauts d’eau mais se calment rapidement. Pourtant cette fois-ci, l’orage durait. Les éclairs et le tonnerre s’en donnaient à cœur joie, tant et si bien, que l’électricité en fût coupée. Les hommes ne prenaient pas le temps de s’arrêter, si bien que nous sommes restées seules Yvette et moi en face de deux œufs durs et un plat de bananes plantains frits. Un peu gênée par ce tête à tête, j’ai entamé la discussion en parlant du temps inquiétant. En guise de réponse, elle s’est levée et a disparue dans l’arrière échoppe pour revenir presque immédiatement avec une enceinte portative sonnant du Coupé-décalé à fond les ballons. D’un regard de défi, elle s’est mise à danser en face de moi. Le battle était inévitable ! Alors je me suis levée et j’ai dansé avec autant d’application et de plaisir que j’ai pu à 7h15 du matin en plein petit déjeuner. Yvette m’a regardé et pour la première fois elle m’a souri. Elle a même avancé sa main jusqu’à mes hanches accentuant le chaloupé de mes reins. La pluie tarie, nous étions encore en train de danser ensemble ainsi qu’avec quelques hommes de passage sur la route principale venant chercher leurs sandwich-déjeuner.

Tous les matins depuis le 17 mars, je sors avant 8h30 courir le long du canal. Depuis quelques jours, après mes 2km, au son de la playlist qu’un pote m’a concoctée, je me mets à danser seule dans la rue. Je danse comme si j’étais en boîte de nuit, comme si nous étions une foule entière à nous trémousser ensembles au son de tubes internationaux et parfois, je sens la main d’Yvette qui aide mon bassin à se balancer.

Ne rien faire

Avec une taie, on fabrique 10 à 15 masques.

Il y a quelque temps, dans la vie d’avant, j’accompagnais une très chère et tendre amie, à l’hôpital pour des séances de chimiothérapie. Elle n’était bien sûr la seule patiente dans la salle. C’était un petit service, seulement 12 fauteuils de 9h à 17h, mené de mains fermes et bienveillantes par Julien l’infirmier en chef. Il pleuvait ce jour là, ce qui obligea le personnel à renforcer la lumière artificielle découvrant encore un peu plus les patients des fauteuils avoisinants. En face de nous, une femme toute menue était recroquevillée sur elle-même disparaissant sous sa capuche. Un peu plus loin, un vieil homme au teint gris s’était endormi et ronflait doucement. La voisine de fauteuil s’était mise a discuter avec mon amie. Dans un des fauteuils, un jeune homme prenait ses aises. Il y était affalé en chaussette comme sur le canapé confortable de sa maison de vacances. Une de ses jambes qui dépassait d’un des bras du fauteuil se relevait régulièrement. Ses épaules étaient décontractées et sa nuque clairement détendue. Il lisait tranquillement sous le casque anti chute de cheveux pendant que des produits lui entraient dans le corps. Il semblait chez lui. Il avait pris possession de l’espace et il était captivé par la lecture de son livre sur… L’art d’être oisif. 

Bouger bouger

Le T-shirt est plus difficile à travailler. Il glisse sous l’aiguille. Il s’étend, se distend. Bref il est énervant. Si bien que je le double en général d’un linge de maison au coton non élastique. J’utilise alors un patron 20cm sur 20cm et je ne fais pas de doublure avec une poche et 3 plis plutôt que 2.
Avec un T-shirt on fait de 2 à 4 masques.

En revanche, il porte tant de souvenirs. Pour ma toute première transformation de t-shirt en masques, j’ai utilisé celui offert pour mon noël indonésien et celui que ma sœur Nicky m’a apporté de Washington DC lors de sa première visite parisienne des 30 dernières années.

Fin 2013, la famille Jouini-Derigny a passé un an sur la route du monde. Pour Noël, je les ai retrouvés en Indonésie. Après 21h de voyage (1 RER, 2 vols, 1 bus et 1 taxi), je les ai retrouvés dans un hôtel de luxe de Bogor. Et pour autant il fallait déjà repartir ! De l’hôtel de luxe à celui plus familiale de Yojakarta, il y a environ 500 km. À la veille de noël, le seul transport possible était la voiture avec chauffeur. Ce dernier était placide. Il le fallait pour parcourir les 22h de bouchons, de rizières, de surpopulation et de zone d’ablution avec Aladin, son drone, ses filles et sa compagne. Assise droite dans la voiture, encore jetlagée, je pensais au camembert qui attendait le réveillon sur le rétroviseur gauche du véhicule. En 15 jours, nous avons traversé la Java de part en part. Le 31 j’ai pris un vol qui a remonté le temps sur 7 créneaux horaires le soir de la saint Sylvestre. Nous avons fêté Noël. Nous avons vu des volcans et des temples. Nous nous sommes baignés dans des piscines. Nous avons avalé des kilomètres toujours plus vers l’est. Et ce dont je me souviens le mieux c’est de ce voyage de 22h avec un chauffeur placide face aux bouchons incessants et au camembert qui pendait à son rétroviseur.

Le mouvement d’un point à un autre en voiture, en train, en avion ou même en bus, me manque autant qu’une caresse sur mon épaule. Ces moments de mouvement hors du temps favorable aux stimuli sensoriels nombreux et variables, me ramènent à moi-même. Je rêve sans savoir quand et si ça sera possible de me fuir dans un moyen de transport avec conducteur pour me retrouver pleine de moi-même à l’autre bout de la route.

Tous les matins je cours puis je danse seule le long du canal en souhaitant qu’un jour je puisse de nouveau voyager sans pour autant mettre la planète et les humains en danger.

Cours de bio, de philo, de socio… tous ces trucs en O.

En 1994, j’appris en bout en bout les théories de l’évolution et leurs histoires : Linné, Lamarck, Darwin, Stephen.J Gould, Hamilton, Dawkins…. où comment ces penseurs de la vie étaient menés, eux aussi, par les idéologies de leurs temps. En d’autres termes, l’origine des espèces n’aurait jamais vue le jour s’il n’y avait pas eu la seconde révolution industrielle.
Celle-ci place l’individu au sein, au centre, d’un groupe de production. Darwin, pour la première fois de l’histoire naturelle, pense en groupe d’individus, en l’occurrence en pinson des Galapagos. Il n’est le seul, bien sûr, à se laisser porter par l’ère du temps. Dans les 70ties, Hamilton énonce La théorie du gène altruiste alors que dans les 80ies Dawkins balaie cette théorie par celle du Gène égoïste qui fonctionne bien mieux, malheureusement.

En 1994, grâce à Dawkins, j’ai appris que : nous sommes des machines inventées par nos gènes pour se reproduire comme toutes les formes de vie sur terre. Un virus en est la forme la plus simplifiée. C’est un brin d’ADN ou d’ARN (qui se différencient uniquement par une seule de leurs bases azotées), entouré par une membrane protectrice. Pour se reproduire ils doivent utiliser la machinerie des cellules eucaryotes comme les nôtres. Une guerre de survie s’installe alors entre le virus qui utilise le corps des hôtes qu’il infecte pour se répandre et l’individu qui est infecté. Les virus, comme toutes les autre formes de vie, mutent et améliorent leurs stratégie de survie, moins de létalité et plus de contagiosité. Le Coronavirus-Covid 19 est, en ce sens, une machine de guerre ultra bien adaptée : il tue peu mais il contamine beaucoup en restant longtemps planqués à l’intérieur de ses hôtes contaminés.
J’ai également su que nous étions dans la 6e extinction de masse et que la démographie exponentielle de l’espèce dominante allait irrémédiablement permettre aux espaces parasites de proliférer et, par un mécanisme de régulation naturelle, la faire disparaître. A l’époque, les spécialistes faisaient des paris entre virus respiratoires et parasites sanguins transmis par les moustiques.

En 1994, j’ai également lu avec passion les textes de l’école de Sociologie de Francfort. Selon eux, le capitalisme se base sur deux grands axiomes : le bien-être individuel sert à l’intérêt du groupe et les progrès de l’industrialisation, de la science et de technologie va servir à plein le bien-être individuel.

En 1994, j’ai découvert que le système comptable était né au XVe siècle en Italie et la première bourse en Belgique presqu’en même temps.
Ce n’est donc, il me semble, qu’au début du siècle dernier que la théorie de la sélection naturelle, le capitalisme et le système financier se sont joints grâce au Fordisme pour créer notre monde moderne qui devrait apporter bien-être à chaque individu par une augmentation de ses richesses et de l’espérance de vie de tous. On en connaît tous aujourd’hui les dérives, dont une des principales est l’exploitation de tous les écosystèmes par l’espèce humaine et ainsi une catastrophe sanitaire.

En 1994, un soir je suis montée sur la moto de mon directeur de mémoire et je suis allée chez lui. Il habitait un haut immeuble le long du canal Saint-Martin. Nous avons relu mon mémoire de sémiologie de l’image scientifique du XVIIe siècle à nos jours et préparé ma soutenance du lendemain. J’étais bien sur fascinée par son savoir, sa façon de parler et son déterminisme à faire de moi une étudiante brillante. Quand il m’a demandé s’il pouvait m’embrasser je n’ai été que flattée. Je ne suis pas certaine que je voulais avoir des relations sexuelle avec lui mais je ne savais pas non plus si je pouvais dire non alors que je l’avais suivi chez lui. Je suis rentrée chez moi tard et j’ai eu une excellente note lors de ma soutenance.

Tous les matins, depuis le début du confinement. je passe en courant sous les fenêtres de mon directeur de mémoire et parfois je me rappelle sans douleur.

Mes fleurs de peau

Pendant le confinement, des fleurs ont poussées sur ma peau.
Elles ne sont ni odorantes, ni fleuries. Elles sont d’ailleurs presque invisibles, surtout pour celles et ceux qui ne seraient pas attentifs.

Au début elles n’étaient que des boutons discrets mais comme personne jamais ne venaient les arracher et le beau temps aidant, elles ont grandi, envahissant tout mon corps.
Elles ont soif de mes larmes et se nourrissent de mes émotions mes fleurs de peau.

Je ne sais pas ce qu’elles deviendront une fois déconfinées. Peut-être qu’elle faneront en même temps que le vie redeviendra normale.

Cet après-midi, j’ai apporté comme tous les mardis des masques au Palais de la femme. Comme toujours, ils ont attiré les passants. Une femme, cheveux gris, masque chirurgical sur le nez, suivi d’un homme en retrait et d’un cadis bien rempli, me demande en regardant bien droit dans les yeux, combien ils coûtent. Je lui dit que c’est gratuit. Alors par politesse, elle baisse son masque, me sourit et me demande avec un regard tellement coquin si elle peut en avoir pour elle et son mari. Je lui demande de faire la queue comme les autres, tout en lui promettant de lui en garder. Quand son tour arrive, elle en choisi 4 dont deux à la place de son mari qui ne parle qu’arabe – arabe du Soudan me précise t-elle. Elle prend systématiquement ceux qu’il ne veut pas. Les hommes, il faut savoir leur donner ce qu’ils veulent, me dit-elle. Puis le choix étant fait avec grande précision, elle me glisse un billet de 10 euros dans la main. Surprise je lui rappelle que c’est gratuit. La fierté, lance t-elle, puis levant le poing elle ajoute bien fort, bien haut dans le rue et toujours en me regardant de son regard coquin : SOLIDARITE ! Et elle s’éloigne du haut de des 60 ans digne, en m’envoyant un baiser de la main. C’est alors que toute mes fleurs de peau se sont montrées d’un coup et avec elles les larmes d’émotions dont elles se nourrissent.